Cycle « Monnaies Locales Complémentaires » #3 : MLC et collectivités territoriales

 

Alpes Solidaires poursuit son cycle d'exploration des Monnaies Complémentaires Locales (MLC), après deux volets généraux consacrés à leur historique et leur fonctionnement. Les monnaies locales dynamisent l'économie locale autant que le lien social et l'exercice de la démocratie sur un territoire. Les MLC défendent les principes de l'Économie Sociale et Solidaire (ESS). Elles sont porteuses d'une éthique et induisent une circulation de l'argent en local qui favorise l'emploi et la production. Il paraît donc logique que les collectivités territoriales s'en emparent.

Mais dans la pratique ce n'est pas si simple. Le code monétaire et financier (COMOFI) est assez restrictif à cet égard, et la comptabilité publique ne reconnaît que les euros. La loi n'ayant statué que récemment sur l'ESS et les MLC, les textes sont parfois même contradictoires. Les collectivités peuvent en effet accepter les paiement en monnaie locale mais pas encore les dépenser. Cela ne les empêche pas d'en soutenir le déploiement.  

 

Ce que dit la loi

La loi Hamon de 2014 sur l'ESS, et notamment son article 16, reconnaît officiellement les monnaies locales et complémentaires comme titres de paiement si elles respectent l'encadrement fixé par le COMOFI. Les textes autorisent ainsi les collectivités territoriales à encaisser des titres de monnaie locale complémentaire (TMLC). Elles ne sont pas obligées de les accepter. Surtout, elles ne peuvent pas les dépenser (1).

L'encaissement : les collectivités territoriales peuvent accepter les TMLC dès lors qu'elles ont passé une convention avec l'association porteuse de la monnaie locale. C'est ainsi que la Grenoble a adhéré à l'association « Le Cairn » et travaille sur l'encaissement des régies municipales. Il est possible de régler en monnaie locale l'entrée au Musée de Grenoble, l'adhésion aux bibliothèques, les droits de place sur les marchés ou son repas au self municipal. Depuis le 1er janvier il est même possible de régler ses titres de transport à la Semitag en cairns, suite à une convention passée avec le Syndicat mixte des transports en commun (SMTC).

Cependant, le Trésor n'accepte que la comptabilité en euros. Les régisseurs devront donc reconvertir leurs TMLC avant dépôt.

Ce qui peut demander une certaine gymnastique, comptable et même « physique » comme c'est le cas à Grenoble : le régisseur remet chaque mois une valise de cairns à l'association ; celle-ci effectue ensuite un virement en euros au Trésor. Le cairn n'étant pas divisible en centimes, seules les régies pratiquant des tarifs « ronds » (les 18€ de l'abonnement aux bibliothèques) peuvent pour l'instant les accepter. Le versant numérique de la monnaie inauguré début 2019, le e-cairn, devrait permettre d'ouvrir le réseau à d'autres régies comme GEG : il sera bientôt possible de régler ses factures d'eau ou d'électricité en cairns, les négociations sont en cours.

Reste la question des commissions sur la reconversion en euros. Il existe un principe de « non contraction des recettes et des dépenses publiques » qui interdit de prélever les commissions sur les montants reversés à la collectivité (1). Elles doivent donc faire l'objet d'un mandat à part. Ou bien l'association peut décider de ne pas prélever de commission sur les échanges avec les régies publiques... Or ces commissions sont la principale source de revenu des associations.

L'interdiction de décaissement : la loi de 2014 entre en contradiction avec certains textes adoptés en 2012 qui prévoient que « tout moyen ou instrument de paiement prévu par le code monétaire et financier » peut servir aux dépenses publiques et qui en établissent la liste. Or les MLC n'y figurent pas.

Certaines collectivités tentent pourtant de contourner la loi. Ainsi la Ville de Bayonne a-t-elle signé une convention avec l’association Euskal Moneta en juillet 2017 afin de verser des indemnités d'élus en euskos. Maître Glaser, avocat de la ville de Bayonne explique que « en aucun cas, la ville ne paiera directement en eusko. La Trésorerie paiera l’association Euskal Moneta en euro et c’est cette dernière qui fera la conversion en eusko et redistribuera la somme aux intéressés. ». Cependant la Préfecture a dénoncé cette situation et entamé une bataille judiciaire. La justice a donné raison à l'État en appel, rejetant les paiements de Bayonne en eusko, dans l'attente de l'examen sur le fond (2) (3). Des élus locaux ont demandé au Ministre des Finances de prendre position (4) pour clarifier le flou juridique. Un compromis a finalement été trouvé avec le préfet des Pyrénées-Atlantiques : tout ou partie de ces indemnités des élus bayonnais peuvent finalement être réglés en eusko, idem pour les suventions aux associations, mais le terme « paiement » n'apparaît pas (6).

Le Ministère de l'Économie et des Finances de son côté n'a pas souhaité mettre à jour le décret de 2012. Il s'appuie sur la position de la Direction générale des Finances publiques (DGFIP) qui stipule : « en l'état du droit, les monnaies locales complémentaires ne peuvent être utilisées pour payer les dépenses publiques et les collectivités ne peuvent acheter de la monnaie locale, en vue de régler de faibles dépenses ou de la distribuer à leurs administrés » (1).  

Certaines incohérences du droit rendent donc la situation complexe : tant que l'exécutif refuse de statuer, les collectivités peinent à s'emparer pleinement d'une monnaie qui bénéficie pourtant à leur territoire. Les différents acteurs régionaux se réunissent régulièrement pour partager leur expérience et sortir leurs pratiques de l'ornière. Ainsi était organisée dans le cadre de la biennale des villes en transition à Grenoble, la 5ème rencontre nationale des collectivités sur les monnaies locales (5). Élus et responsables associatifs ont échangé leurs « combines » pour ne pas contrevenir au cadre de la loi, explicitant ce qui fonctionne ou ne fonctionne pas.

 

Rôle des collectivités territoriales : la facilitation et l'animation du réseau

 

Il est donc complexe pour une collectivité d'utiliser pleinement une monnaie locale. Par contre elle peut jouer de son poids économique et de son image de confiance pour convaincre des partenaires de s'affilier à un réseau, commerçants comme consommateurs. C'est le rôle que revêtent les Régions, Villes ou Métropoles qui reconnaissent l'ESS et son poids économique dans le développement d'un territoire et intègrent la monnaie locale comme moteur de leur engagement.

La Ville de Grenoble par exemple soutient les partenariats et les événements qui intègrent la monnaie locale tout en revendiquant une non-ingérence dans la gestion du cairn (pas de subvention ni de représentation au conseil d'administration). Ainsi elle a fait du cairn la monnaie de la biennale des villes en transition et anime un stand à l'Hôtel de Ville ou au self municipal pour faire de la sensibilisation. La Ville s'est également associée au CCAS et à l'association Le Cairn pour mener une expérimentation solidaire : les aides facultatives du centre social ont été abondées de 20 cairns, ce qui a permis de faire augmenter le pouvoir d'achat de populations précarisées et de leur faire connaître la monnaie locale et les commerces qui l'acceptent – beaucoup les ont dépensés à Épisol, épicerie solidaire faisant partie du réseau. C'est donc aussi le rôle des collectivités de réfléchir au moyen de faire de la monnaie locale un levier d'inclusion et de solidarité. Elles sont garantes du fait que tous puissent participer à la réappropriation de la monnaie et des rênes de l'économie locale.

 

Le développement des soutiens des collectivités locales aux monnaies complémentaires peut s’analyser comme une reconnaissance de ces dispositifs comme outils potentiels de politique publique. Les MLC aident en effet à répondre à leur objectif social en revitalisant les liens de proximité et devenant outil de lutte contre la pauvreté et l’exclusion. Stimulant une consommation dite responsable via la promotion de productions locales voire biologiques, elles aident à répondre à la logique territoriale de développement durable. Enfin, le soutien des collectivités locales s’inscrit dans le cadre d’une politique de dynamisation de l’économie de proximité. Soutenir une MLC revient pour une collectivité à réaffirmer son rôle de chef de file du développement économique de son territoire.

 
 

(1) La Fiche relative aux titres de monnaie locale complémentaire émise la DGFIP rappelle et explicite le cadre juridique des titres de monnaie locale complémentaire et notamment l'état du droit des TMLC au regard des dépenses et des créances publiques.

(2) Une commune peut-elle payer en monnaie locale complémentaire ? (lagazettedescommunes.com du 9/04/2018) : le tribunal administratif de Bayonne a débouté la Préfecture qui remettait en cause la convention signée entre la ville et l’association Euskal Moneta en juillet 2017. Il reconnaît notamment que cette convention respecte les règles de la comptabilité publique.

(3) article du 7 mai 2018 sur maire.info « Monnaies locales : la justice rejette en appel les paiements de Bayonne en eusko »

(4) 34 élus locaux signent une tribune (accès abonnés) dans le quotidien Le Monde (30/04/2018) : Devant le flou juridique existant, ils demandent à l’État de « clarifier la situation en reconnaissant explicitement le droit des collectivités d’utiliser des titres de paiement complémentaires pour payer les acteurs qui ont choisi d’adhérer au réseau monétaire local ».

(5) Collectivités et monnaies locales, 5ème rencontre à Grenoble 14 mars 2019 : Vidéo des deux tables-rondes de la matinée d'échanges

(6)Mise à jour du 25/04/2018 : le Pays Basque a sa monnaie, l'eusko, qui vient de passer le cap du million en circulation, devenant la monnaie locale la plus importante d’Europe. "3.000 particuliers, 770 entreprises, 16 communes et l’Agglomération Pays basque, qui regroupe les 158 communes du territoire, ont adhéré à la monnaie locale". Et les collectivités ont négocié le droit de verser salaires et subventions avec cette monnaie alternative : 

 

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