En 2014, Dounya Moussali, professeure d’arabe à Grenoble, fonde avec six personnes l’association Beyti (ma maison en arabe) pour permettre aux enfants âgés de 4 à 12 ans de vivre les cultures du monde arabe à travers différents ateliers et propositions culturelles.
La naissance de l’association fait suite à un constat : l’existence dans l’agglomération grenobloise, de nombreuses initiatives sur le monde arabe à destination des adultes, comme les associations AMAL ou ASALI par exemple, mais peu de choses pour les enfants, hormis des propositions religieuses.
Presque 10 ans après la création de Beyti, quatre cofondateurs sont encore actifs dans l’association, dont Dounya Moussali qui est membre du Conseil d’Administration. Les trois autres membres fondateurs sont plus en retrait mais disponibles de manière ponctuelle. Beyti reste toutefois fidèle aux valeurs et objectifs d’origine. De nouveaux bénévoles ont rejoint le projet. Ces derniers jouent un rôle très important car ce sont eux qui sont chargés d’assurer la programmation, la communication, la comptabilité, le suivi des contacts avec les intervenants, l'entretien, le ménage…
Le démarrage de l’association
Au départ, Beyti démarre ses activités avec des propositions culturelles hors les murs car elle ne possède pas de local. Son premier projet est l’écriture et la mise en scène d’un conte bilingue français-arabe sur le monde arabe, réalisé à la demande de l’école Nicolas Chorier. En juin 2014, le conte est finalement joué à la fête de l’école.
Au fil des mois et des années, Beyti finit par se déplacer sur tout le territoire grenoblois pour faire des animations : dans les cafés, les restaurants, les associations, les écoles, les MJC, les MDH… « On faisait des ateliers avec des personnes qui venaient nous rejoindre sur les lieux. Ça nous permettait d’aller partout et de nous faire connaître, c’était bien mais logistiquement c’était lourd, car il fallait emmener le matériel et faire des partenariats avec tous ces endroits. On a rapidement eu une quinzaine de partenariats par an », témoigne Dounya Moussali.
En 2019, Beyti et l’association Cuisine Sans Frontières obtiennent un local de la Ville dans une ancienne crèche, située au 13 rue Henri le Châtelier, dans le quartier de Saint-Bruno de Grenoble. « Ça a énormément de sens qu’on soit dans ces locaux, dans ce quartier, à côté de la Maison Des Habitants qui nous accompagne depuis des années et avec laquelle on continue de collaborer. On partage les locaux avec Cuisine Sans Frontières, association avec laquelle on a grandi et évolué. Ici on a nos locaux, notre cave, notre cagibi donc c’est plus facile pour développer des projets. On a assez d’espace pour accueillir du public en atelier ou pour des spectacles : concert, conte, cirque, danse, programmation de cinéma », rapporte Dounya Moussali.
Dans son local, Beyti a décoré l’espace avec des objets, des tissus pour les matelas, des coussins, issus des cultures du monde arabe (dont la culture berbère). L’ambiance est faite pour que les enfants se sentent bien et qu’ils puissent avoir une familiarité avec ce qu’ils font dans les lieux. Selon les thématiques des ateliers, deux espaces sont utilisés avec deux ambiances différentes : le salon de la mer et le salon des olives, l’un plus orienté vers le décor du Maghreb et l’autre du Moyen Orient.
La sélection des ateliers est faite de manière à approcher le monde arabe à travers ses cultures populaires. Les ateliers ne reflètent pas toujours des pratiques d’aujourd’hui, mais des choses et des manières de faire qui se faisaient il n’y a pas si longtemps dans toutes les maisons. Il peut s’agir de choses fabriquées, de plats cuisinés, d’art de vivre… des choses du chez-soi.
Un public de tous les horizons
Beyti n’est pas uniquement réservée aux enfants ayant des origines arabes, elle accueille les enfants de tous horizons.
D’une part, Beyti transmet les cultures arabes aux enfants pour lesquels cela fait partie de leur patrimoine, de leurs origines. Certains parents inscrivent leurs enfants à Beyti par besoin de transmission, comme par exemple, pour les enfants qui ont deux ou trois cultures différentes à la maison. « Pour ces parents, Beyti est précieux car les parents n’ont pas forcément le temps de transmettre, alors ils sont contents que les enfants viennent à Beyti et vivent ces choses-là. Les parents reviennent, et nous le disent. Ils tiennent au travail fait ici », explique Dounya Moussali.
D’autre part, il y a les parents sans origines arabes qui voyagent, bouquinent, très ouverts sur le monde qui inscrivent leurs enfants à Beyti, pour qu’ils deviennent des petits citoyens qui réfléchissent et regardent le monde autrement. « On a beaucoup de parents vivant à St Bruno et dont les enfants ont une proximité avec les cultures arabes. Les gamins ont tous bu du gazouz (limonade). Ils ont tous mangé de la kasra (galette de semoule). C’est une culture qui existe dans leur voisinage. Le but est une transmission plurielle des cultures arabes : les enfants se rendent compte que c’est varié, très divers, très mouvant. C’est l’inverse de la vision que les gens peuvent avoir : une vision monolithique, conservatrice », témoigne Dounya Moussali.
Le public qui fréquente l’association est généralement attiré par le bouche-à-oreille et les recommandations des personnes ayant fréquenté les lieux, même si Beyti communique aussi beaucoup sur internet, les réseaux sociaux, par affiches ou flyers…
L’association participe aussi dans les quartiers populaires, aux fêtes de quartier, aux temps périscolaires, sachant que les enfants de ces quartiers se déplacent rarement à Beyti. Certains de ces enfants de cultures arabes sont souvent confrontés à une image dégradée et stigmatisée de leurs origines. Pour eux, il ne s’agit pas juste de venir passer un bon moment pendant ces ateliers. Il y a un autre enjeu qui est de travailler une image de soi. Finalement ces ateliers permettent à ces enfants d’exprimer une satisfaction, une fierté et ça leur fait du bien de voir leurs cultures valorisées.
Des ateliers pour les enfants, mais aussi pour les adultes
Certaines activités de Beyti commencent à s’ouvrir aux adultes, mais le cœur du projet reste toujours les enfants.
« Pour nous c’est important que Beyti revendique la culture au quotidien, populaire et de la vie de tous les jours. Au départ c’était vraiment axé sur un public enfant, puis on a commencé à ouvrir certains ateliers aux adultes. Le premier a été un atelier d’arts plastiques El warcha, animé par Sophie Grangin où elle présente à chaque séance l’univers d’un artiste lié au monde arabe. Les enfants et les adultes travaillent chacun sur leur propre œuvre en s’inspirant du travail de l’artiste. C’est important d’intégrer les adultes, mais seulement aux ateliers où chacun pourra être indépendant et autonome, pour qu’il n’y ait pas de jugements ou d’influences les uns sur les autres », explique Dounya Moussali.
L’atelier Zitoun (olive) fait également partie des ateliers ouverts aux enfants et aux adultes. Les participants découvrent le processus de conditionnement de l’olive fraîche, qui passe en bocal avant de terminer en apéritif dans un ramequin.
Une nouveauté dans les propositions de Beyti est la Chorale bimensuelle Ghanni li qui vient de voir le jour. Toutes les langues du monde arabe y sont chantées (arabe, berbère, kurde, turque…). La chorale est ouverte à tout public. Actuellement un bon groupe de participants et participantes se répartissent entre non arabophones et arabophones, c’est à la fois le bonheur du chanter, un vrai partage culturel et un bon moyen d’apprivoiser ces langues.
« Il n’y a pas besoin de connaître les différentes langues pour chanter. Lorsqu’il s’agit de chanter en anglais, espagnol, personne ne se pose de questions. Mais en arabe, on se laisse souvent impressionner par la difficulté supposée de la langue et parfois certains se demandent : “qu’est-ce qu’il y a derrière ?”. Proposer cette chorale est aussi un moyen de lutter contre la stigmatisation. Rabah Hamrene, un des cofondateurs de Beyti, revient pour animer la chorale. Il s’occupe des voix, des mélodies. On choisit ensemble le répertoire et je m’occupe de la prononciation pour les personnes non arabophones. Cet atelier est un bon vecteur de formation pour les personnes qui sont en apprentissage de l’arabe. Pour les débutants, c’est génial d’aborder avec la chanson. La mélodie aide à poser la rythmique de la langue », explique Dounya Moussali.
En revanche, la programmation cinéma est le seul domaine réservé uniquement aux adultes. Lors des « Films à Beyti » au mois de mars, une sélection rare de cinéma du réel est projetée en soirée, accompagnée d’une restauration en lien avec le film, préparée par les bénévoles. Après le visionnage, on peut échanger librement sur le film.
La diversité des intervenants : artistes et bénévoles engagés
Pour construire sa programmation culturelle, Beyti a fait le choix de donner de la visibilité et de l’espace aux artistes qui font vivre les cultures locales à Grenoble. Il arrive cependant qu’il y ait des exceptions à la règle, comme la récente collaboration avec la maison d’édition bilingue pour enfants à Marseille, Le port a jauni et des musiciens qui ont mis certains livres en voix et musique. L’an passé, une première rencontre avait eu lieu lors du festival de “La Poésie est une Oreille”, organisé par L’Office des Transports Poetik, en partenariat avec La Machinerie, La Capsule, les librairies Les Modernes, La Nouvelle Dérive, Le Square... « Cette maison d’édition, Le port a jauni, c’était très important de les recevoir, car on a vécu un moment très particulier, très intense, très Beyti. Pour moi, cet évènement était une réalisation de ce que le projet Beyti veut dire, ça s’est vraiment incarné ce jour-là », exprime Dounya Moussali.
Les ateliers quant à eux sont animés par différents intervenants, qui arrivent à Beyti avec le souhait de partager un savoir-faire et des connaissances sur le monde arabe. Certains savent ce qu’ils veulent faire et proposent leurs idées : une recette, une fabrication artisanale ou autre chose. Mais il arrive aussi que d’autres arrivent sans idée précise, juste une envie de contribuer. Pour ces personnes-là, un thème leur correspondant est toujours trouvé après un échange sur leurs origines, leur passé, leur passion, leurs compétences… « Ce sont toujours des choses qui leur tiennent à cœur. Ce sont souvent des choses qu’ils ont vécues enfants. C’est leur souvenir qu’ils vont partager. Dans l’atelier c’est hyper important car ils racontent personnellement aux enfants pourquoi ça compte pour eux », explique Dounya Moussali.
Une fois que le thème de l’atelier est fixé, il y a un gros travail de préparation en amont. « Les ateliers sont adaptés de manière à ce qu’il n’y ait pas de discrimination entre ceux qui connaissent et ceux qui ne connaissent pas.
Pour un atelier sur le henné par exemple, on va leur parler de l’usage du henné dans le monde arabe avec toute la diversité que l’on y trouve. On remonte à la plante, à son mode de culture, on explique que le henné est symbole de protection, utilisé lors des naissances, des mariages… pour célébrer ces moments de bonheur. Il est également utilisé pour ses vertus médicales, pour fortifier les cheveux et la peau. Et c’est parce qu’il est fortifiant qu’il devient protecteur. Les enfants découvrent aussi les manières et motifs du tatouage traditionnel au henné. On explique tout ça en donnant des références très précises, qui sont dispensées par petites touches au fil de la pratique. Les enfants prennent la poudre, préparent la substance et l’utilisent.
Au moment de l’appliquer, certains enfants vont reproduire des exemples découverts ensemble et d’autres vont faire complètement autre chose. On les laisse exprimer leur créativité, leur personnalité, en leur donnant le champ libre. Mais il faut qu’en sortant de l’atelier, l’enfant soit en mesure de répondre à toutes ces questions : Qu’est-ce que c’est ? Qui c’est ? Où c’est ? Pourquoi ? Comment ? Parce qu’on a cœur à Beyti de lutter contre cette espèce de gloubi-boulga qui englobe les cultures du monde arabe, avec cette vision où on réduit tout à tout et où les choses sont très mélangées. Avec les enfants, on fait des choses très claires », exprime Dounya Moussali.
Continuer à faire connaître les cultures du monde arabe
Les membres de Beyti reçoivent beaucoup de retours de participants pour lesquels l’association joue un rôle important pour expliquer les cultures du monde arabe, faire connaître et lutter contre la stigmatisation. L’association Beyti est souvent vue comme un lieu où chacun se réconcilie avec l’image qu’on se fait du monde arabe, sans complexe, sans attaque, sans être sur la défensive.
« Beyti n’est pas là pour donner l’image d’un monde parfait, sans aucun problème. Il ne s’agit pas de les nier, mais de faire connaître aussi le reste, qui vaut bien la peine qu’on s’y intéresse. Il y a aussi des personnes qui sont dans l’admiration, la fascination pour le monde arabe, ou les femmes seraient sensuelles ou la société est particulièrement solidaire : une représentation romantique. Tous ces clichés nous enferment tous », affirme Dounya Moussali.
A la mesure des capacités de ses bénévoles, l’association essaye de développer davantage le volet spectacles de sa programmation en travaillant avec des artistes de la région : chaque année des concerts et des séances contées sont proposées lors du petit festival « Sous l’arbre » et des cycles de projections mettent à l’honneur le cinéma du réel venu du monde arabe. Le cirque contemporain et des sets de DJ s’invitent aussi dans le jardin de Beyti. Parallèlement, une attention particulière est portée aux publics à besoins particuliers : après de belles expériences en milieu hospitalier ou auprès de jeunes autistes, Beyti a proposé cet automne son premier atelier en Ehpad. Preuve que les cultures du monde arabe font partie du patrimoine commun.
écrit par Aysé Memisoglu