Bien avant l'invention de la monnaie, l'échange de biens entre personnes passait par le troc ; le commerce en Égypte antique ou dans les sociétés amérindiennes était caractérisé par des transactions basées sur une évaluation équitable de la valeur des biens qui en étaient l'objet. Bien que le rapport historique ne soit pas clairement établi, il semble que la crise financière mondiale de 2008 ait favorisé une ré-émergence notable de cette pratique, adaptée au commerce contemporain. En effet, 400.000 entreprises ont effectué 114 milliards de dollars d'opérations sur la planète (soit 102 milliards en Euros) en 2014-2015, et ce sans débourser un cent(ime), ou presque !
Si le rôle de la monnaie n'a pas été remis directement en question lors du crash financier de 2008, les dérives des organismes bancaires et boursiers responsables du risque d'effondrement du système dont elles sont les fondements le furent. Caractérisée par une crise de liquidités des établissements bancaires mondiaux doublée d'une crise de confiance envers ceux-ci de la part des acteurs économiques, la catastrophe financière de cette époque a eu pour effet de faire entrer successivement les pays du Nord en récession : cet état particulier de l'économie se traduisit par un ralentissement des échanges commerciaux, une baisse du pouvoir d'achat (donc de la valeur courante de la monnaie), une augmentation des prix des matières premières etc...
Une négociation à l'amiable
De fait, une solution d'échange entre entreprises excluant le numéraire basée « sur une notion d’économie collaborative, circulaire et de proximité » (2) a su séduire depuis lors nombre d'entrepreneurs. Le principe est simple : à titre d'exemple, l'entreprise A qui fabrique des sites Web a besoin de rénover son mobilier. L'entreprise B, qui fabrique du mobilier de bureau, a besoin d'un site Web. A et B ont un intérêt mutuel à échanger le produit de leur savoir-faire, sans nécessairement passer par une opération financière. Le sens commun incite naturellement à procéder au troc, et depuis 2013, un cadre légal permet ce type de tractation en France.
En effet, il suffit à la société A de produire un devis détaillant le site Web dont B a besoin et à B de fournir un devis du matériel requis par A. Pour peu que le montant des deux devis correspondent, l'échange peut-être effectué sans que la trésorerie des deux sociétés soit affectée ! C'est l'un des avantages de troc du XXIè siècle, qui permet en outre à B de se séparer éventuellement d'une partie de son stock et à A d'augmenter son réseau de clientèle potentielle, B pouvant avoir besoin d'une mise à jour dans un proche avenir ou recommandant A à son propre réseau.
Il s'agit dans cet exemple d'un échange bilatéral allégeant la trésorerie de chacune des deux parties tout en structurant des liens entre elles. Sur ce principe, il est aisé d'imaginer la multiplicité d'échanges de biens ou de compétences à valeurs équivalentes entre différentes entités (transport / évènementiel, comptabilité / matériel informatique etc.), mais il existe des variantes à ces exemples, à commencer par des cessions de propriété mettant en relation plusieurs entités : à partir de trois, il s'agit alors de transactions multilatérales. Selon la disponibilité ou la nécessité immédiate de l'une ou toutes les parties, il existe logiquement une possibilité de différer l'échange, les devis et accords validés par elles ayant valeur d'engagement. Fiscalement, dans tous les cas de figure, le versement de la TVA reste cependant obligatoire : il faut impérativement mentionner cette taxe dans le devis puis dans la facture qui accompagnent la transaction. La valeur équivalente entre vente et achat – ainsi qu'est comptablement répertorié cet échange – permet d'éviter de payer de la TVA sans avoir perçu auparavant de quoi la régler ! Bercy (siège du ministère de l'économie et des finances) a produit un document aisément consultable qui définit le cadre du troc inter-entreprises, disponible ici : Guide des plateformes d'échanges de biens et de services entre entreprises.
Bartering : le développement moderne du troc
Le troc, ou « Bartering » en anglais, s'adresse principalement aux PME et TPE. Il permet d'économiser de la trésorerie tout en générant une sorte d'écosystème principalement régional, hors toute pression ravageuse de fabriquer de la valeur. Ce n'est pas le moteur de l'activité des entreprises A et B de notre exemple initial, mais ça l'est pour une nouvelle niche d'activité en ligne, que l'on peut désigner comme « courtier en troc inter-entreprise ». Axée sur le numérique, elle a pour mission de catégoriser, répertorier et enregistrer les structures susceptibles d'avoir besoin de ce genre de transactions pour ensuite être à même de les mettre en relation, moyennant un pourcentage sur l'opération qui s'ensuit (généralement 5 %). La notion de communauté est essentielle au fonctionnement de ce mode de commerce collaboratif et dans le cas d'une relation avec un courtier, se décline comme suit :
l'entreprise A définit la valeur de son site Web type en monnaie du type UC (Universal Currency, voir plus loin) ou quelque unité de valeur propre au courtier qu'elle a choisi. L'entreprise B fait de même. L'une comme l'autre ont donc un "crédit UC" au sein de l'organisation de courtage qui, lorsqu'elle les met en relation, organise leurs comptes respectifs en fonction des valeurs échangées. Hors sa commission, réglée par les deux parties en Euros, elle gère donc les comptes de A et B, et peut selon leurs résultats sur le marché "réel" ou la fréquence d'utilisation des services de courtage, leur octroyer des facilités de crédit au sein de sa structure coopérative. La fonction de l'entreprise de courtage est donc de relier des entités susceptibles de bénéficier du « Bartering » et de leur octroyer après évaluation une souplesse de trésorerie parallèle supplémentaire permettant désormais les échanges dans un réseau rassemblant des secteurs divers. À titre d'exemple dans l'Hexagone, la société France-Bartering créée sous forme société coopérative d’intérêt collectif (SCIC) gère 1500 entreprises du type PME – TPE, avec également des partenaires institutionnels tels que le Crédit Coopératif la Caisse d'Epargne. Dans notre région, AUREX, une plateforme régionale d’échanges et de coopération inter-entreprises vient de naitre d'une expérience de deux ans après un partenariat fructueux d’entrepreneurs issus des réseaux de la SCIC Pousada et du CJD Grenoble (Centre des Jeunes Dirigeants).
En Suisse en 2010, une PME sur cinq recourrait régulièrement aux échanges interentreprises dans le réseau Wir2, une monnaie dédiée à ces transactions. À l'international l'IRTA (International Reciprocal Trade Association) référence toutes les société de Bartering dans le monde et propose une unité de compte international appelé l'UC (universal curency) dont la valeur est basée sur le dollar américain.
Une solution d'avenir ?
En tout état de cause, les types d'échanges évoqués dans cet article et catégorisés par Bercy « sont un moyen de valoriser des machines sous-employées ou devenues inutiles, de la main-d’œuvre en sous-charge ou des stocks dormants, contre des produits ou des services utiles à l’entreprise et qui permettent eux-mêmes de générer un surcroît d’activité et donc de recette potentielle.Selon les spécialistes, la pratique des échanges interentreprises, qui agissent comme un « booster » de l’économie réelle, peut permettre d’optimiser les actifs non utilisés (3 à 10 %) et générer entre 3 et 5 % de chiffre d'affaires HT complémentaires. » L'échange s'avère un levier financier complémentaire, qui offre de la liquidité à l'entreprise en substituant l'échange à l'achat : cette liquidité supplémentaire peut faciliter le financement des achats courants ou des investissements grâce à une enveloppe budgétaire aisément maîtrisable.
C'est donc un principe « gagnant-gagnant » qui se développe en faisant dialoguer les entreprises au sein d’un réseau, d’un territoire ou d’une communauté d’intérêts, dans une sphère relativement protégée des aléas de la finance, une espèce de "soft-power" économique qui peut s'avérer exemplaire.
Laurent Bagnard, pour Alpes Solidaires
(1) Source : IRTA - https://www.irta.com/
(2) Source : interview de Samuel Cohen, fondateur de France-Barters