Au sortir de la deuxième guerre mondiale, cette volonté de favoriser la pluralité d’opinions a engendré une loi qui allait fixer les règles de la distribution de presse (et dans une certaine mesure de sa création) jusqu’à nos jours... Cet univers similaire à celui du livre en diffère cependant par ses volumes d’imprimés, leurs traitements, leurs périodicités et leurs principes de répartition dans les points de vente finaux. En s’appuyant sur leurs principes de distribution, nous allons répondre aux question d’actualité suivantes : quels sont leurs points communs ? Comment s’articulent leurs diffusions respectives ? Dans quelle mesure la diffusion influe -t-elle sur la production d’imprimés ? Quelle est la part de l’héritage de l’après-guerre et des facilités apparentes de l’informatique dans l’équation fragile du résultat économique de l’édition ? Dans un monde se tournant résolument vers le numérique, quel est l’avenir du ‘papier’ ? L’auto-édition en a-t-elle un ?
LA DIFFUSION PRESSE EN FRANCE
Mettons d’entrée l’accent sur la distribution plutôt que sur la production, car s’il apparaît aisément possible de créer de l’imprimé (au sens large) de nos jours, il faut considérer principalement la viabilité économique de l’opération, donc de leurs possibilités de diffusion ; il faut aussi aborder le système français encore en vigueur, assurant par principe une diffusion nationale et équitable à tout éditeur.
- Historique
Le 2 Avril 1947, la loi Bichet garantit aux titres de presse une diffusion nationale, équitable et économiquement viable. Le but de cette mesure est officiellement « d’obtenir des garanties efficaces contre la corruption des journaux et l’influence du capitalisme dans la presse ». Elle institue une collaboration unique entre une coopérative d’éditeurs et le diffuseur Hachette (qui, dès l’avènement du chemin de fer a su conquérir le monopole de la distribution de journaux et possède depuis 1850 une incontestable expertise logistique) : les NMPP (Nouvelles Messageries de Presse Parisienne) voient le jour peu après la promulgation de cette loi et participent d’un écosystème de presse nationale (*). A titre informatif, les NMPP assurent encore maintenant la distribution de 75 % du volume de presse, dont l’intégralité des quotidiens, à travers 25.000 revendeurs nationaux.
Cette loi Bichet garantit à tout éditeur un libre accès à l’intégralité d’un réseau chapeauté par deux organismes de messagerie (dont une en quasi situation de monopole) en contact avec un maillage de points de vente agréés : Maisons de la Presse, Kiosques etc.
L’univers de la presse française, strictement encadré, exclut donc l’intervention de la concurrence dans la distribution et favorise la diffusion équitable des titres de presse à travers un réseau dont tous les membres sont interdépendants (voir infographie). De fait, les flux financiers générés et dus par chacune des parties sont théoriquement partagés équitablement entre eux, selon leur degré d’implication dans le système.
De nos jours, l’essentiel des quelques 3000 titres de presse nationaux sont toujours diffusés par ce canal, malgré la mauvaise santé économique de l’organisme principal de distribution (NMPP jusqu’en 2009, désormais Presstalis).
COMMENT S’ORGANISE LA DISTRIBUTION
COMMENT S’ORGANISE LE RETOUR D’INVENDUS
(*) - A noter que la distribution presse est partagée dès cette époque avec avec un autre organisme de messagerie de moindre importance, les MLP (Messageries Lyonnaise de Presse, historiquement basées depuis 1945 à Saint-Quentin-Fallavier, Isère)
- Dépositaires et diffuseurs
La vie d’un magazine ou d’un quotidien, hors fabrication, dépend d’un circuit logistique simple, quelque soit son volume de publication : la messagerie (Presstalis ou MLP) se charge d’acheminer les stocks vers des dépositaires (grossistes) qui ensuite répartissent les imprimés dans les points de vente agrées (diffuseurs). Ces derniers ont obligation de mettre tous les titres en rayon, de comptabiliser au jour le jour les chiffres de vente et de remettre les invendus aux dépositaires qui les retournent ensuite via la messagerie aux éditeurs s’ils le désirent. Dans le cas contraire, ils sont recyclés par leur biais et réapparaissent dans le circuit sous forme de papier vierge.
Il semble logique que pour couvrir le plus de territoires et favoriser la diffusion de ses imprimés il faille en produire le plus possible. De fait les gros éditeurs peuvent se permettre un tirage impressionnant afin d’assurer une visibilité maximale pour leurs titres, tandis que les petits doivent cibler leurs points de vente puisqu’ils sont limités à des tirages modestes. De fait, une revue spécialisée – donc destinée à un public forcément réduit – devrait être disponible dans des points-presse à forte fréquentation (gares, maisons de la presse…), or il est parfois surprenant de découvrir ladite revue dans un bureau de tabac de village alors qu’elle est absente des rayonnage d’un aéroport… Malgré la volonté initiale du ministre Bichet, la diffusion ne peut pas être équitable puisqu’il existe une notion de concurrence interne entre organismes de presse et une autre de pure rentabilité chez les acteurs de la diffusion ! De plus, la distribution quasi-monopolistique oblige parfois à des tractations en sous-mains afin d’accéder aux distributeurs les plus en vue, entendu que ceux-ci, décident ou non de mettre à l’étalage des revues qu’ils ne sont pas certains d’écouler et sur lesquelles leur marge bénéficiaire est par nature limitée – ce qui est le cas des premiers numéros à petit tirage.
Quoiqu’il en soit, ce principe global oblige à stocker et transporter des masses d’imprimés aux quatre coins du pays mais aussi à surévaluer la quantité à produire : le gâchis d’imprimés peut donc friser les 60 %, mais pas descendre en dessous de 16 % ! Un titre spécialisé qui marche bien, à titre indicatif, vend entre 7000 et 9000 copies par parution. Le tirage total est à minima de 8000 copies environ, voire de 10.000…
On peut fort bien comprendre que le principe même de la production de masse induise une certaine quantité de produits qui ne trouveront à terme aucun acquéreur, cependant et dans le cas des publications à gros tirage, la quantité d’imprimés à convoyer et recycler frise l’absurde lorsqu’elle est comparée à la quantité d’achats !
- Création et rentabilité
Le mode de diffusion, par principe, incite à la production d’imprimés et à la libre circulation de la pensée. Il est théoriquement simple de monter une société d’édition (de presse) et d’adhérer à la coopérative d’éditeurs chargée de collaborer avec une messagerie (Presstalis), ou de s’accoler aux MLP en tant que client. La garantie de diffusion est la même.
Il faut impérativement prendre en compte la cible visée, garante pour partie (voire l’essentiel) de la rentabilité de l’opération éditoriale, et avoir suffisamment de trésorerie pour pouvoir ne dépendre que d’elle pour un minimum de trois parutions – en ce qui concerne les magazines. En effet, les retours sur les ventes sont loin d’être immédiat et nécessitent une gestion fine des dépenses et des recettes avant d’arriver à une visibilité à peu près certaine, mais pas encore au point d’équilibre.
Cela étant, la recette publicitaire complémente théoriquement dès parution celle des ventes, mais elle dépend également du tirage : en effet, un annonceur sera plus tenté de publier dans une revue à forte diffusion que dans un imprimé spécialisé, pour une question évidente de visibilité.
Ces paramètres sont essentiels lors de l’étude de marché de tout périodique, de même que les conditions préférentielles accordées par l’État à ce secteur : suivant tirage et recette pub, la coopérative de presse peut accorder un numéro de commission paritaire à un périodique pour une période donnée. Ce code permet à l’éditeur d’appliquer une TVA à 2,1 % et lui donne accès à des tarifs postaux préférentiels favorisant une concurrence dépassant le cadre initial de la loi Bichet :
- L’abonnement (et la vente directe)
Ce mode de diffusion affranchit l’éditeur de toute lourdeur logistique et lui permet de constituer une base-clientèle sûre. Cette dernière, en retour de sa fidélité, bénéficie d’un tarif promotionnel au numéro ainsi que du confort de recevoir son imprimé directement chez lui.
Si l’abonnement reste minoritaire par rapport aux ventes en kiosques, il permet de limiter les intermédiaires entre éditeurs et lecteurs et donc facilite l’échange commercial. Dans cette optique, on pourrait imaginer une distribution quasi-directe à plus grande échelle, si la mise en avant du périodique passe par un autre canal que celui des maisons de la presse et s’affranchit de l’habitude de la clientèle de feuilleter avant d’acheter...
Dans la même veine, certains éditeurs ont encore recours à la vente à la criée, soit la façon la plus ancienne de faire circuler (et vendre) de la pensée : charger des commissionnaires d’arpenter le pavé en proposant ses productions aux passants.
CONCLUSION
Avant de clore ce chapitre, il est important de souligner que la loi Bichet est remise en cause par le gouvernement actuel, tandis que le monde de la presse est en crise pour les raisons suivantes :
- la concurrence induite par les médias gratuits, imprimés ou en ligne, entraînant une désaffection d’une part du lectorat pour les périodiques payants et imprimés.
- la fuite des annonceurs vers l’internet, où il peuvent juger en temps réel de la visibilité de leurs publicités.
- la gestion désastreuse des NMPP / Presstalis depuis une dizaine d’années obligeant outre un gel de 25 % des règlements dûs aux éditeurs membres de la coopérative (Décembre 2017 / Janvier 2018), le versement depuis lors jusqu’en 2022 d’une taxe mensuelle de 2,25 % sur leurs ventes.
La loi de 1947 structurait une idée remarquable, « la libre circulation de la pensée », orientée à la fois vers la pluralité de l’offre et vers l’accès équitable à cette dernière à travers une structure coopérative. En filigrane, la garantie de répartition nationale tout aussi équitable pour chaque éditeur incitait à la production d’imprimés, donc de pensée. La loi Schwartz, encore à l’état de projet, prévoit d’ici 2023 de confier la distribution à des entreprises privées censément expertes (exemple cité : Amazon) et d’inciter à la concurrence en amont de l’accès à la pensée, au même niveau que celle qui existe déjà entre éditeurs ! Ces derniers sont déjà mis à mal par la taxe de 2,5 % , mais sont quasiment assurés de disparaître dès que la logistique se verra confiée à des messageries privées, type Fed Ex. En effet, leurs tarifs sont calculés en fonction du volume transporté : plus on utilise leur service, moins le prix unitaire du colis transporté est élevé.
Il en va de même pour les imprimeurs : plus la quantité produite est élevée, plus le prix unitaire est réduit.
L’équation qui en résulte est d’une simplicité enfantine : les gros groupes de presse peuvent imprimer énormément et diffuser en conséquence, puisque les tarifs respectifs auxquels ils sont assujettis dépendent d’un calcul volumétrique. Ils sont financièrement avantagés par rapport aux acteurs aux moyens plus modestes ayant à faire face à des coûts de production et de diffusion obligatoirement plus élevés, malgré une quantité moindre… La fin d’une organisation coopérative censément équitable héritée des volontés humanistes de l’après-guerre est donc programmée à moyen terme.
La libre circulation de la pensée : l'édition et sa diffusion en France (Part. 2) est à suivre ici.
Laurent Bagnard pour Alpes Solidaires