LA DIFFUSION DE L’EDITION EN FRANCE (note: cet article conclut la série d'articles consacrés à l'édition en France. Le premier volet est disponible ici, et le second ici.)
Si la presse procède d’un écosystème unique, l’édition de livres fonctionne selon un mode régi par la concurrence, heureusement limitée au final par la loi Lang de 1981 qui instaure le prix unique du livre. Elle impose également aux libraires le service gratuit de commande à l’unité et encadre les possibilités de soldes. Elle oblige enfin les ventes par courtage ou correspondance (les clubs de livre) à vendre leurs ouvrages au même prix que la première édition durant les 9 premiers mois qui ont suivi la mise en vente de l’ouvrage. Ce n’est qu’après cette période qu’il est possible de produire et vendre une édition à un prix moindre. Cependant, la verticalité du mode de distribution est similaire entre les deux mondes : l’éditeur passe par un grossiste pour acheminer ses productions jusqu’aux rayonnages des diffuseurs, qui retournent les invendus aux éditeurs via la même chaîne logistique.
- grandes surfaces spécialisées (Fnac, Virgin, Cultura etc.) ou généralistes (Carrefour et autres)
- chaînes de librairies (Decitre, France Loisirs, le Furet du Nord etc.)
- chaînes généralistes gares (Relay, filiale de Hachette/Lagardère…)
Elles distribuent également les 700 librairies indépendantes que compte le pays, désormais regroupées en fédérations, à des conditions commerciales souvent moins avantageuses vu le volume de ventes moindre qu’elles représentent.
Le maillage de la distribution de livres passe également par des sociétés plus modestes, telles Les Belles Lettres , également éditeur de textes classiques, CED-CDIF, SODDIL, Harmonia Mundi parmi celles se prévalant d’indépendance. Leur cible est principalement la fédération des libraires indépendants.
Dans ce grouillement complexe où les distributeurs sont parfois éditeurs, où les alliances financières modifient la cartographie des appartenances et où l’indépendance est minoritaire, Amazon, boutiques en ligne et e-books redéfinissent les circuits de de l’édition : la libre circulation de la pensée y chemine à vitesse variable suivant les itinéraires qu’elle peut emprunter ... C’est un chemin de croix pour qui veut se lancer dans l’édition réellement indépendante, ce qui n’empêche pas la France d’être le second pays au monde en matière de prix littéraires et de fourmiller de publications réellement indépendantes, c’est à dire sans liens avec la constellation de distributeurs évoquée ici, ni non plus avec leur diffuseurs premiers.
COMMENT S’ORGANISE LA DISTRIBUTION
UN MARCHE OUVERT
Le libraire est celui qui décide des ouvrages proposés à la vente dans son département ou son établissement (selon qu’il est employé ou gérant). C’est donc quasiment une décision individuelle qui procède de la diffusion d’un ouvrage ! Par conséquent, il est tout à fait possible à l’auto-éditeur (la plus petite composante du monde de l’édition) d’aller proposer sa production à tout négoce en rapport avec le livre.
Les maisons d’édition à la réputation établie offrent catalogues, arsenal promotionnel et solutions logistiques rôdées, mais le principe qui régit le commerce et la diffusion du livre reste du ressort du libraire aux conditions suivantes :
- vente ferme : l’éditeur vend au diffuseur avec une remise de 25 à 45 % sur le prix facial.
- vente avec option retour : l’éditeur vend au diffuseur un stock à un tarif négocié lié à une périodicité. Au delà de celle-ci, les éventuels invendus sont retournés à l’éditeur qui doit s’acquitter d’un remboursement en proportion.
- dépôt-vente : l’éditeur laisse son ou ses ouvrages au diffuseur qui se charge en principe d’en effectuer promotion et vente. L’éditeur qui doit assurer leur suivi perçoit entre 55 et 75 % du prix facial.
Dans tous les cas de figure, la TVA sur le livre est de 5,5 % et les remises ‘nouveautés’ peuvent être appliquées à hauteur de 5 % lors de la sortie d’un nouvel ouvrage.
- Logistique
Il va sans dire que la colonne vertébrale de la distribution est la logistique, et que des multinationales telles que Hachette/Lagardère sont expertes en la matière. Pour information, descendons au bas de l’échelle de cette logistique et prenons pour exemple éditeur indépendant (ou auto-éditeur) qui séduit par son produit un responsable de rayon à la Fnac de la ville dans laquelle il réside. Ce dernier en désire 5 copies et fait donc émettre un bon de commande par la centrale d’achats de la Fnac, située à Paris. A réception, l’éditeur doit envoyer les 5 copies à la centrale qui ensuite la ré-expédiera à la Fnac émettrice du bon de commande. Pour peu qu’il réside à Grenoble, le coût du transport obligatoire entamera drastiquement sa marge.
Le volume de ventes est donc essentiel dans un calcul de la rentabilité d’une édition. A titre indicatif et dans le cas de volumes modestes, la Fnac ne pratique plus que des ventes fermes à l’inverse de Cultura, qui peut proposer des ‘ventes avec option retour’, l’acheminement initial étant réglé par l’éditeur, celui des retours éventuels par leurs soins.
Les tarifs postaux récemment augmentés et l’institution de centrales d’achat (grossistes) entre éditeurs et diffuseurs pénalisent les petites structures. Cependant, il existe d’autres canaux de diffusion, des salons du livre qui sont pléthore aux réseau hexagonal des bibliothèques et médiathèques..
EDITEURS
Les éditeurs historiques sont pour l’ensemble regroupés dans le quartier St Michel à Paris, mais le monde de l’édition regorge d’éditeurs indépendants disséminés sur le territoire dont le recensement est difficile (excluant les éditeurs en ligne). Cependant, l'association L'Autre livre fédère, en 2018, plus de 200 maisons d'éditions indépendantes françaises et francophones et défend l'exception culturelle, la pluralité et la diversité. Face à la concentration croissante et à l'arrivée de l'industrie informatique dans la chaîne du livre, elle entend résister en mutualisant ses moyens, avec l'esprit syndical de ses fondateurs. En 2012, devant l'absence de prise en compte de ses particularités par le syndicat national de l'édition, l'association est devenue une alternative pour les indépendants qui n'adhèrent plus au syndicat national de l'édition.
Cela étant, il existerait une centaine de maisons d’édition d’importances variables dans le bassin grenoblois, mais hors cette cartographie, trois catégories s’en dégagent, hors options internet :
- Editions à compte d’auteur : ces maisons facturent à l’auteur tous les frais relatifs à la production de leur ouvrage, notamment l’impression. Ils peuvent se dégager de la promotion, en laissant l’auteur en assumer tous les aspects mais lui facturer éventuellement la mise en place d’un site dédié, des passages radio ou presse (plus généralement locale) etc. Il va sans dire que la responsabilité de la diffusion est également à charge de l’auteur.
- Editions à compte d’éditeur : ces maisons, plus rares, prennent en charge la production – relecture, corrections, mise en page, graphisme et impression - des ouvrages de leurs auteurs. Elles leur garantissent des droits d’auteur à hauteur maximale de 10 % sur le prix facial. Elles se chargent censément des ventes et de la promotion. Une participation active de l’auteur à chaque étape de la vie de son ouvrage est sinon conseillée, vivement appréciée.
- Auto Edition : de l’idée à sa réalisation, il n’y a désormais plus qu’un poste paramétrant des savoir-faire divers (voir plus haut), des heures de travail et un budget pour l’imprimeur choisi pour concrétiser les premières copies du fruit de ce labeur plutôt solitaire… De fait, ce mode de production a fait école et s’inscrit depuis quelques années dans le monde de l’édition malgré la réserve dont font preuve les diffuseurs.
EXEMPLES D’EDITEURS INDEPENDANTS
Cette maison d’édition grenobloise est née de l’initiative de Caroline Nicolas qui a longtemps oeuvré dans le monde de la traduction littéraire. Tout en animant des ateliers d’écriture, elle édite à compte d’éditeur (ce qui lui confère un statut auréolé de noblesse) soit des manuscrits reçus via le site de sa société, soit des textes classiques oubliés à destination des scolaires et des bibliothèques, soit encore des productions réalisées à l’issue de ses ateliers.
Mettant l’accent sur la forme de ses publications et la qualité littéraire de ses productions, Brandon & Co se créée petit à petit une réputation de sérieux ainsi qu’un réseau de distribution indépendant, principalement axé sur l’évènementiel (lectures, salons) et la vente sur la boutique de son site. Sa politique locale l’incite à confier ses publications à des imprimeurs de la région.
Egalement éditeur et diffuseur, l’association Le Monde à L’envers s’est donnée pour mission depuis 2010 d’ « Editer des livres, car nous croyons au pouvoir des idées plus qu’à l’idée de pouvoir ». Le Monde à L’envers documente, enrichit et critique les luttes contre le capitalisme, le patriarcat, la technologie, la police. Il témoigne de l’état du monde et de ses infrastructures dans l’espoir de procéder de sa subversion et met en avant les aspects locaux d’une critique sociale globale « car un ancrage territorial permet une emprise sur le monde. »
A noter : ils éditent l’ouvrage ‘Pourquoi le Daubé est-il daubé’, produit par Le Postillon, une étude sur le Dauphiné Libéré.
Structuré sous une forme associative depuis 2003, l’éditeur Rytrut se charge de la traduction et de l’édition en français de livres sur le punk-rock. Une initiative bienvenue, au vu du nombre d’ouvrages en langue anglaise consacrés à cette philosophie ! Basé dans les environs de Domène, l’association peaufine un catalogue éclectique mais d’une qualité remarquable, sans générer de profit mais sans subvention aucune. Résolument autonome, cet éditeur atypique s’appuie sur un réseau de distribution oscillant entre boutiques de disques, libraires indépendants et vente en ligne, avec cependant quelques incursions chez les revendeurs orientés grand public qui sont encore à l’affût de productions originales et passionnées.
LIBRAIRIES COOPERATIVES
Voici deux exemples de librairies historiques, locales et reprises en mains récemment par des coopératives de passionnés ; l’une, l’Hirondaine est située à Firminy (Loire) et l’autre, Colibri, à Voiron (Isère).
Toutes deux ont en commun une volonté populaire de maintenir dans la cité espace culturel indépendant, en dépit d’une cessation d’activité annoncée par les gérants historiques de ces deux enseignes. De même, toutes deux ont adopté un mode de fonctionnement coopératif au statut de SCIC. (Voir article connexe : ‘Reprendre son entreprise en SCOP’ ici.)
- à Firminy, outre les participations des bonnes volontés locales ( min. 20 Euros ), le soutien des « Artisons, une biocoop qui avait l’expérience du montage d’un tel projet en SCIC, ou encore le soutien d’un Club d'Investisseurs pour une Gestion Alternative et Locale de l'Epargne Solidaire (CIGALE) nous ayant octroyé un prêt – source : www.libraires-rhone-alpes.fr » s’est avéré essentiel dans le montage du projet.
- à Voiron, c’est un peu le même schéma qui s’est appliqué, à savoir une volonté citoyenne de sauver une institution culturelle locale, relayée par la municipalité elle-même avec l’apport conséquent de la moitié du capital de la nouvelle société !
Mais c’est tout d’abord un maillage de clients, par ailleurs engagés dans la vie locale et les démarches sociales et solidaires connexes qui a pu fédérer le réseau premier nécessaire à la recapitalisation de ces entreprises en péril. (A noter qu’à Voiron – ainsi qu’à Grenoble dans le cas de la libraire historique Arthaud – un appel à financement participatif en ligne avait été préalablement lancé, sans succès). Les deux librairies comptent désormais près de 500 sociétaires chacune, représentés à Voiron par un Conseil d’Administration de 12 personnes.
Le bénévolat est une variable constante chez les deux entités, ainsi qu’une volonté de diversification vers un des activités à caractère évènementiel : « une tirelire mise à la disposition des clients pour offrir des livres à ceux qui y ont peu accès. En partenariat avec des centres sociaux, nous invitons des enfants à un goûter-lecture au magasin, l’après-midi se termine par le choix d’un ouvrage dans le rayon jeunesse... Des travailleurs bricoleurs travaillent par ailleurs à la réalisation d’un « mur fiction » sur mesure pour présenter les romans et optimiser l’espace… Nous élargissons les horaires d'ouverture du magasin jusqu'à 22h pour les « Nocturnes de L’Hirondaine » où libraires et clients présentent leurs coups de cœur. Nous organisons également des « Piaillées », qui sont des moments d'échanges entre lecteurs, proche d'un club de lecture, et ouverte à tous. Nous sommes également régulièrement amené à agir hors les murs, lors de salons ou de tables de vente, comme à l'IREIS, lieu de formation proposant des conférences. – source : www.libraires-rhone-alpes.fr »
La librairie Le Colibri, plus jeune que son homologue de la Loire, compte également restructurer à court terme l’espace conséquent dont elle dispose pour héberger expositions, conférences, rencontres et séances de dédicaces, afin de panacher une offre généraliste qui pour l’instant n’a pas permis de surmonter totalement les difficultés de gestion d’une première année d’existence en coopérative.
La jeune structure voironnaise avait repris locaux et personnel de la librairie initiale, et compte aujourd’hui 4 libraires, un comptable et un PDG bénévole. Ses distributeurs ont eu la décence de leur concéder les même conditions de remises, entendu qu’elle compte renouer à moyen terme avec le chiffre d’affaire antérieur à la reprise.
Cette librairie généraliste avait également pour vocation à fournir les livres scolaires à chaque rentrée des classes, mais les récentes modifications du secteur ont fortement diminué leur activité (pour mémoire, le président de la Région a décidé que ce serait elle qui fournirait les élèves de seconde et première, avec à terme une transition de tout le secondaire vers les tablettes et leurs e-books…). D’autre part, la mutualisation des bibliothèques et les décisions d’achats de livres font désormais se conformer aux règles des marchés publics en émettant un appel d’offre… plutôt que de suivre la méthode de toujours consistant à confier à la structure locale le choix de ses collection aux diffuseurs locaux.
Quoiqu’il en soit, cet établissement bénéficie du label LiR, une certification du ministère de la culture attestant de la qualité de son accueil et de son offre qui lui offre la possibilité de :
-
d’une exonération de la contribution économique territoriale (CET), pour l’établissement labellisé
-
de bénéficier de la part de certains fournisseurs (Hachette, Interforum, Le Seuil-Volumen...) de conditions commerciales plus favorables (remise minimale, raccourcissement des délais de crédit retour...).
-
de solliciter auprès du Centre National du Livre une subvention pour la mise en valeur des fonds et de la création éditoriale.
CONCLUSION
Le livre se porte relativement bien en France - bien qu’ayant à faire face à une normalisation des genres littéraires, au détriment de l’expérimentation. Tout comme dans la presse, les éditeurs modestes cessent progressivement leurs activités, alors que les initiatives locales et associatives semblent avoir la vie dure. Les grandes maisons vivent sur leurs acquis et minimisent le risque en évitant les auteurs potentiellement novateurs. En fait, la tendance mainstream serait à l’exemple de l’engouement récent pour le ‘polar nordique’ : publier des traductions de succès étrangers au format ‘grand-public’, avec l’appui informel de la presse littéraire et de son support publicitaire.
La force de vente des grandes maisons d’édition passe forcément par la concentration des éditeurs qu’elles ont rachetées au fil des années, mais aussi par leurs investissements directs dans les appropriations de librairies historiques où l’exposition de leurs production est favorisée au détriment de toute pluralité.
Une excellente alternative à cette distribution forcée serait l’accès aux quelques 15000 bibliothèques / médiathèques émaillant le territoire, « une simple contrainte de diversité à l’achat (en langage clair, des quotas), en fonction de la taille des villes et communes concernées, suffirait (peut-être) à faire vivre les maisons d’éditions vraiment indépendantes (soit non liées à un grand groupe médiatique ou éditorial). Or, les appels d’offre favorisent les grossistes, les petits éditeurs en sont absents. » (*)
La survie des éditeurs indépendants est mise à mal par les tarif postaux en constante hausse équivalant quasiment désormais au prix de fabrication unitaire d’un roman, alors que les envois groupés des diffuseurs reviennent nettement moins cher, du fait du tarif dégressif permis par les volumes d’envois…. « La grande majorité du commerce de la librairie se fait en mode dit « office », c’est-à-dire que les libraires acceptent de recevoir « d’office » les productions de tel ou tel éditeur diffusé par un gros diffuseur. Il faut absolument encourager la libre circulation des idées (et donc des livres), et pour cela même instituer un tarif postal « livre » ... pour un envoi postal entre libraires, bibliothèques et éditeurs (allers et retours). » comme en bénéficient les magazines auxquels sont alloués un numéro de commission paritaire.
Mutualiser les compétences inter-entreprises, ainsi que décrites dans l’article sur le ‘Bartering’, afin de créér un réseau quasi-coopératif entre indépendants du monde de l’édition pourrait être à terme une solution de type ESS, et il semble que c’est dans ce cadre-ci qu’il sera possible de pallier à la mainmise des puissances financières sur la (libre circulation de la) pensée. Pour l’heure, les indépendants muselés principalement par les moyens de distribution sont condamnés, au mieux, à la confidentialité, la précarité… ou l’internet, qui n’est en rien gage de visibilité et de pérennité.
(*)"De quelques propositions pour un plan livre pour la France", par Guillaume Basquin, 15 mars 2018 - Le Monde Diplomatique -