David Hiez est Professeur de droit privé à l'Université du Luxembourg et spécialiste du droit coopératif. Il est très critique sur l'état actuel de ce droit qui se construit a posteriori des pratiques, sans ligne politique claire. Demeurant un ensemble complexe et peu lisible, aux sources multiples, le droit coopératif peine à trouver son autonomie au sein du droit des sociétés. Le juriste s'est donc lancé depuis 2015 dans la rédaction d'une « proposition de loi rénovée utopique ». Pour cela, il s'est entouré de spécialistes en droit des différentes familles coopératives. Ensemble, ils ont travaillé à recenser les questions communes à ces familles et à traiter les points de détail non encore abordés par les lois de 1947 et 2014.
David Hiez (D.H.) nous explique ce qu'apporte concrètement ce texte et pourquoi il demeure utopique.
(Alp-So) - Qu'est-ce qui vous a poussé à écrire ce projet de loi ?
(D.H.) - Fondamentalement la loi de 47 a quand même un certain âge. En tant que chercheurs on a un peu l'impression que depuis 15 ans on entend la même chose, donc à un moment il faut peut-être essayer de se positionner par rapport à l'avenir.
Il y a des grands mouvements que ce soit autour des Communs, ou de l'économie collaborative, dans lesquels la pensée coopérative peut apporter quelque chose et où elle est relativement peu présente, et il me semble que c'est parce qu'on est quand même beaucoup plus souvent dans l'étude de l'existant que dans la réflexion sur ce qui va se passer dans vingt ans.
(Alp-So) - Pourquoi écrire une loi et pas seulement un article scientifique dans une revue ?
(D.H.) - C'était vraiment l'objet de dire à quoi pourrait ressembler un produit fini d'une loi coopérative. Si on veut montrer quelque chose on peut faire des articles, mais le produit final c'est quand même un texte juridique qui rentre dans les détails qu'on ne va pas forcément voir dans un article plus générique. C'est vraiment deux objets différents et complémentaires. D'ailleurs on va faire des articles scientifiques aussi dans lesquels on approfondit certains points parce que tout n'est jamais dit dans une loi.
Vraiment, ce qui nous a paru important c'est de montrer comment on pouvait faire autrement.
(Alp-So) - Pourquoi ça reste une utopie ?
(D.H.) - Ça reste une utopie principalement parce que ça n'a pas de visée à être proposé, promu comme un projet immédiatement utilisable par le législateur. L'idée n'est pas de dire « voilà ce qu'il faut faire » mais « voilà une chose qui nous semble intéressante comme produit » et au moins on peut voir ce qui est possible d'autre que l'existant et après on en fait ce qu'on veut.
Il y a une frilosité relative des mouvements coopératifs de manière générale à tout changement parce qu'on vit dans un contexte un peu compliqué au plan politique. On voit par exemple les questions fiscales pour les SCOOP en débat au Parlement ; il y a aussi un sentiment de danger pour les coopératives agricoles. De manière générale les mouvements coopératifs ont un peu peur que présenter des propositions nouvelles et d'ampleur revienne à ouvrir la boîte de Pandore, et que ça leur soit préjudiciable. Cette frilosité des mouvements coopératifs nous conduit à faire un pas de côté et à nous positionner en tant que chercheurs. C'est pour ça qu'on insiste sur le côté utopique, on ne veut pas rentrer dans le jeu politicien de dire « nous on a la solution miracle et c'est ça qu'il faut faire ».
(Alp-So) - Vous décrivez le Conseil supérieur de la coopération comme organe chargé d'élaborer et de mettre en œuvre une politique publique de l'ESS, c'est un peu politique ça ?
(D.H.) - Oui il y a une partie du texte, qui d'ailleurs n'est pas essentielle et qui est la moins finalisée, délibérément, qui participe à la structuration du mouvement (derrière il y a la question du financement de cette structure qu'on touche à peine du doigt). Mais justement, ça ce sont des questions de politique publique et c'est pour ça qu'on n'est pas allé très loin. Parce que là il y a des choix qui sont plus politiques que techniques et que nous juristes on peut accompagner la réflexion, on peut indiquer comment faire, mais ce n'est pas à nous à faire les choix. Ce n'est pas de notre ressort.
(Alp-So) - Quand vous évoquez la création d'un « fonds de développement intersectoriel » et le fait que si quelqu'un décide de s'en aller les fonds engagés retournent au collectif, c'est aussi un choix politique ?
(D.H.) - Oui, c'est un choix politique en effet. Quand on regarde à l'international on s'aperçoit que le mouvement coopératif français a une caractéristique principale c'est qu'il est complètement éclaté (par type coopératif, par famille coopérative donc plus ou moins par métier) et que tout ça handicape complètement une politique coopérative globale et que si on veut une structure coopérative globale qui ait un certain poids il faut aussi qu'elle ait de l'argent.
Donc c'est vrai qu'on maintient le principe de la lucrativité limitée et de la dissolution non lucrative (on ne peut pas partir avec l'argent), mais au lieu de l’attribuer à une autre coopérative on l'attribue au mouvement dans sa globalité. Donc c'est vrai qu'on essaie de renforcer l'idée du collectif entre les coopératives, oui ça c'est vrai, c'est un choix assumé. Mais encore une fois tout ça ce sont des pistes pour dire comment on pourrait faire autrement et de montrer que techniquement c'est faisable. Mais après, le choix n'est pas figé.
(Alp-So) - Le droit coopératif souffre donc de l'éclatement de ses familles par rapport à ce qui se fait ailleurs ?
(D.H.) - Ça dépend un peu des pays mais en général oui. Il y a une structuration plus forte du mouvement coopératif avec une approche plus globale et donc une politique qui peut être mise en place.
Cet éclatement on le retrouve dans la législation elle-même. C'est un des aspects fondamentaux de cette loi : quand on regarde aujourd'hui le droit coopératif, il y a dans la loi générale de 1947 en gros une trentaine d'articles qui concerne toutes les coopératives ; et si vous regardez les lois spéciales, il y a entre dix et cent fois plus de dispositions. Donc vous avez des particularités beaucoup plus importantes que les règles générales. Donc on a essayé d'inverser un peu les choses dans le projet de loi coopératif utopique. La cure d'amaigrissement pour chaque famille de coopérative a été extrêmement importante.
Les coopératives agricoles sont un très bon exemple car dans le droit positif actuel, le droit coopératif agricole est je pense entre dix et trente fois plus gros aujourd'hui. D'ailleurs le droit coopératif agricole est le droit coopératif le plus élaboré en France. Il est beaucoup plus élaboré que la loi générale. Même si ça peut vous paraître encore quantitatif.
(Alp-So) - Quelles sont les nouveautés de ce texte par rapport à l'existant ?
(D.H.) -Sans trop rentrer dans les détails je pense que des points saillants de la proposition c'est cette question de la loi générale beaucoup plus importante qu'aujourd'hui, et
une gouvernance extrêmement souple : si on regarde le droit des sociétés (puisque les coopératives sont tout de même des sociétés), on s'est plutôt inspiré du modèle de la société par actions simplifiée, non pas dans son contenu mais au moins dans sa méthode, c'est-à-dire d'en dire le moins possible et de laisser le choix aux rédacteurs de statuts. Et ça c'est relativement nouveau car historiquement les coopératives devaient choisir entre société anonyme et société à responsabilité limitée. Cela donne un cadre très très figé. Or là en terme de gouvernance on a donné beaucoup de souplesse. Il y a des principes à respecter, mais une fois ces principes respectés, on organise comme on veut. Et l'idée c'est que ça puisse aussi bien s'adapter aux petits projets qu'aux grosses coopératives : évidemment, entre une petite coopérative et une coopérative de dix-mille personnes, ça ne peut pas fonctionner pareil.
(Alp-So) - Est-ce qu'on peut dire que l'enjeu d'une loi coopérative dépasse les coopératives elles-mêmes ?
(D.H.) - Je pense que la loi coopérative peut être importante pour l'Économie Sociale et Solidaire [ESS, ndlr] de manière générale. Quand on regarde les différentes législations des structures de l'ESS, c'est la loi coopérative qui est la plus élaborée, par rapport au droit des associations ou des fondations. Les mutuelles c'est très particulier car elles ont une activité particulière qui requiert des dispositions spéciales. Le droit associatif est extrêmement lacunaire, même s'il offre beaucoup de souplesse.
La loi de 2014 a posé quelques règles pour l'ESS, qui ont le mérite de structurer et de dire que ça existe. Mais pour le reste si vous regardez la loi de 2014 vous avez deux ou trois pages sur la structuration de l'ESS et vous avez soixante-dix pages qui font des réformettes un peu dans tous les sens.
Si on veut avoir une identité de l'ESS il me semble qu'il faut qu'elle ait une identité juridique, et une identité juridique alternative au droit des sociétés et des entreprises capitalistes. Aujourd'hui la seule alternative existante, c'est le droit des coopératives. C'est important que l'ESS elle-même s'en saisisse. Le droit coopératif n'appartient pas aux coopératives, il peut être utile à tout le monde.
Retrouvez ici la proposition de loi coopérative utopique
élaborée par Chantal Chomel, spécialiste de droit coopératif agricole David Hiez, Professeur de droit privé, Université du Luxembourg Patrick Le Berre, spécialiste du droit coopératif artisanal Lionel Orsi, spécialiste du droit coopératif ouvrier Patrick Prud’homme, spécialiste du droit coopératif bancaire
Catherine Robert pour Alpes Solidaires